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Léa DERVIEU LACHAUD 
Une poétique de l'effacement

​Il est un apparent paradoxe dans le travail de Léa Dervieu Lachaud : partie de la photographie documentaire sous la forme de l’inventaire, l’artiste s’est très vite engagée sur la voie d’une poétique de l’effacement, de l’apparition/disparition, de la migration des images.


Car le documentaire n’est-il pas considéré comme cette pratique qui, plus que les autres, est supposée « donner », à tout le moins construire, le Réel ? Et la doxa ne considère-t-elle d’ailleurs pas la photographie comme l’art le plus référentiel qui soit, Roland Barthes théorisant le « çà-a-été » comme preuve intangible de la fonction testimoniale de la photographie ?


Mais Léa Dervieu Lachaud n’a pas documenté des espaces connus, immédiatement identifiables, des centres villes ou encore des monuments : d’emblée elle choisit les marges, les périphéries, dans le département de l’Essonne d’abord puis sur le plateau de Saclay – zone d’expérimentation des changements urbains, écologiques, en mouvement, développant des strates temporelles. Progressivement les images deviennent de plus en plus floues, incertaines, insaisissables, non référentielles, parallèlement à la découverte du volume et de la sculpture. Dès lors, le référentiel tend à s’effacer dans son travail pour ne laisser apparaître qu’une lumière, une impression de l’œuvre du temps et du soleil sur des surfaces photosensibles. Le sujet de l’image tend ainsi à disparaître, et la question que pose la suite du travail est davantage celle du boîtier photographique que celle de ce qu’il produit par la suite.
 

Empruntant une démarche autoréflexive, c’est le médium photographique qui intéresse Léa Dervieu Lachaud : cadrage, découpage, hors-champ, dématérialisation, installation des supports, etc. Ainsi le sujet de ses images serait une abstraction traitant du médium lui-même : il peut être vu comme un objet qui serait pris entre sa propre apparition et sa disparition future, dans un mouvement d’éternel recommencement. Que l’on songe aux ancien Polaroids dont l’image se dessinait lentement, se « fixait », puis s’effaçait progressivement au fil du temps. Ou encore à ces photographies intimes, familiales, en noir et blanc qui, résistant mal à l’épreuve du temps, se fanaient, jaunissaient, perdant en densité chromatique et en intensité.


Mais si les images de Léa Dervieu Lachaud s’avèrent floues, transparentes, presque indéchiffrables, spectrales, circulant dans un entre-deux, en transit, migrantes, elles s’arriment cependant dans l’espace – un espace indéfini, aux marges, voire dans le désert – grâce à des sculptures en acier de facture minimaliste. 


Ainsi Effacer. Révéler. Relever (2021), phototransfert sur plaque de bois, montre fugacement une image qui apparaît lorsqu’elle est humide et disparaît lorsqu’elle est sèche. Le titre même de l’installation in situ Imprimer l’ombre (2022), en dit long sur l’évanescence de la représentation : non pas la chose elle-même mais son ombre, soit le double le plus immatériel, le plus fragile et le plus éphémère qui soit. De même que Everything Vanishes but Oblivion (2023), contre-forme de cadre en plâtre avec vidéo projection de nuages : le nuage comme métaphore des images de Léa Dervieu Lachaud.

Flou, mobile, polymorphe, flottant à la dérive des vents, ombrageant soudain les sols et les terres. 


L’empreinte du temps qui passe est toujours présente chez l’artiste, comme dans Dusting (2022) : soit un diptyque de photographies argentiques délibérément périmées, obscures images de paysages désertiques au Texas qui brouillent les repères spatiaux-temporels : où est-on ? Que voit-on au juste ? Et quelle heure est-il ? Aurore qui peine à percer ou crépuscule qui dissout les formes…


Ainsi Léa Dervieu Lachaud interroge-t-elle les limites de notre perception : que voir, au juste ? Jusqu’où regarder quand l’image oscille entre le « je ne sais quoi » et le « presque rien » ?  C’est la problématique qu’elle a poursuivie lors de sa résidence à Marfa, Texas, la ville – et à cela nul hasard – où Robert Irwin a créé son installation Down to Dusk en 2015. 


À chaque fois opère une dialectique entre la rigidité et la dureté de l’acier, et la légèreté et la poésie des images : un paradoxe dont l’artiste dit qu’il l’intéresse en ce qu’il renvoie à nos propres contradictions. Quant aux structures de métal, elles se rapportent souvent de près ou de loin à l’architecture mais aussi à une forme de scénographie. Et à cette architecture/scénographie s’oppose l’image photographique qui relève d’une relation plus intime, plus poétique.

Ainsi l’image de l’aimé.e, de l’enfant, insérée dans le portefeuille, ou placardée au-dessus d’un lit : l’image comme « fétiche personnel », dit Léa Dervieu Lachaud. 


Effacement, apparition/disparition, pellicule périmée, nuages, temps indéterminé : à ces questionnements et pratiques mélancoliques du manque s’ajoutent les derniers travaux autours des voilages – autre matière subtile, souple et mobile, évanescente : sur des voilages aux tons neutres, l’artiste applique un produit photosensible : certains voilages ont été conçus avec un encadrement de fenêtre directement posé sur le tissu puis exposés à des lampes UV, tandis que pour d’autres l’artiste a réalisé le négatif d’une fenêtre en volume – les carreaux sont donc opaques et les bordures vides – afin d’obtenir un positif.

Motif de la fenêtre : de nouveau l’espace ambivalent du dedans et du dehors, de l’entrée et de la sortie, de nouveau la dialectique entre le fermé et l’ouvert – le fermé vers l’intime du foyer, l’ouvert vers un espace indéterminé. 

Au flux incessant et envahissant des images qui définissent notre contemporanéité et plus encore depuis l’avènement des réseaux sociaux, Léa Dervieu Lachaud oppose une forme de restriction minimaliste : au « trop » elle oppose le « peu ». Peu d’images, peu de définition, peu de lisibilité, dans ce temps qui passe, flétrit, et rend à la poussière les êtres et les choses. Et l’on songe à la parole de l’Ecclésiaste : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». Poussière d’étoile, poussière des sels d’argent, Élevage de poussière de Marcel Duchamp… Puis tout renaît, réapparaît en boucle. 
Mélancolie de l’œuvre. 


Dominique Baqué 

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