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Diane CESCUTTI

Distress Wear,  2018 -70 x 150 cm - Coton, leds, bandes signalétiques, plastique,  bandes réfléchissantes tissés.

Diane CESCUTTI

Renouer avec l’histoire en tissant numérique

Entretien par Claire Luna, curatrice et critique d’art.

 

Claire Luna - Tu parles du tissage comme d’une langue commune, une langue commune aux différentes cultures,

un code commun, au langage numérique et à l’écriture,  

peut être comme un chemin ou un schéma de penser

en réseau, boucle et noué ?

 

Diane Cescutti - Les (H)istoires du tissage et de l’informatique sont emmêlées. Du métier à tisser jacquard à l’écriture du premier véritable programme informatique par Ada Lovelace. Des mathématiques vernaculaires manipulées dans les fils au code binaire.

Et oui, en effet, dans mon travail, plus qu’un médium, la métaphore du tissage devient une manière de penser fibrée, une manière transmédia d’approcher mes recherches et mes projets. C’est la capacité qu’a le tissage de se déplacer et à me déplacer.

Ce réseau, c’est aussi la façon dont existent mes œuvres, chaque pièce est un fil, une entrée qui ne donne pas forcément une idée précise de l’ensemble de mon travail mais qui  fait assurément partie d’un seul et grand pagne que je tisse.

CL - Que ressens-tu dans l’acte de tisser? Quelle est ta disposition d’esprit et de corps à ce moment-là ? Est-ce que tu te racontes des histoires ? Où est-ce pour toi une autre façon de les écrire ? Comment te positionnes-tu vis à vis de cette activité que l’on a trop longtemps conjuguée au féminin en Occident ?

 

DC - C’est une question intéressante à laquelle je ne crois pas avoir pris le temps de penser. Quand je tisse, je deviens une pièce qui fait partie d’un tout. Un tout duquel je dépends et ce tout dépend de moi. Une machine. Je ne crois pas que je me raconte d’histoire, je compte, je deviens le calculus. Cela commence dès que je prépare la chaîne de mon métier à tisser. Je me souviens, le dernier tissage que j’ai fait mesurait 130 cm de large avec 11 bandes de 8 cm et des creux et je voulais 11 fils au centimètre pour avoir la bonne densité. Je savais que j’allais utiliser un peigne 40/10 soit avec 4 dents par cm, j’ai donc mis 3 fils par dents sur 3 dents puis 2 fils sur la 4ème. Voilà je savais ça et j’ai donc tiré mes 968 fils de même longueur. Je tire mes fils 4 par 4 en les glissant entre les creux de chaque doigt. Une fois que j’avais tout mes fils, je les ai passé dans le peigne comme j’ai dit 3-3-3-2 plusieurs fois puis dans les lisses, selon l’ordre le plus simple 1-2-3-4, 1-2-3-4… Ensuite j’ai tissé le tout, 10 passages de tel fil, lever les pédales 1-3 puis 2-4 etc. Le calculus. Et je me laisse bercer par les rythmes de ces chiffres.

Le féminin et le tissage, on me pose beaucoup cette question. J’ai plusieurs éléments de réponse. Déjà, oui, c’est une vision très occidentale de cette activité, il y a de nombreux territoires où culturellement ce sont les hommes qui tissent. Ensuite, il y a ce livre de T’ai Smith, Bauhaus Weaving theory qui parle de l’atelier de tissage du Bauhaus et qui déconstruit cette idée selon laquelle le travail manuel et artisanal de ces tisserandes, n’avait pas d’intelligence, ne créait pas de la théorie. Ce qui me dérange avec le tissage conjugué au féminin c’est les stéréotypes qu’on y met pour le rendre presque… ridicule. Ces images de femmes sensibles, émotionnelles et vulnérables, incapables de sciences et d’inventions. Ce n’est pas ça le tissage, un médium où l’on pourrait faire glisser le fil de ses émotions de manière fluide comme un pinceau sur une toile. C’est un médium de calcul où, en changeant tel ou tel curseur dans l’algorithme de tissage, on obtient des variations. Ces femmes, ces tisserandes, ce sont des ordinatrices, des software engineers.

 

CL -Tu remontes le fil de notre rapport aux sciences et à la technologie en passant par ses origines textiles. Dans le sillage de Ron Eglash, tu observes les savoirs mathématiques vernaculaires contenus dans les tissages, notamment dans certains pays de l’Afrique occidentale. C’était l’objet de ta résidence à Dakar, où tu as pu comprendre le textile comme objet de transmission des savoirs, support de mémoire ou lieu de la spiritualité. Pourrais-tu nous raconter ton expérience avec les tisserands de Guinée-Bissau?

 

DC - À Dakar, j’ai fait l’expérience physique du tissage comme langue. J’ai travaillé principalement avec un jeune tisserand qui s’appelle Edimar Rosa et le fait est que Edimar et moi n’avons aucune langue orale commune. Par contre, nous avons en commun le langage du tissage et c’est ainsi, directement depuis la surface du tissu qu’il m’a transmis le savoir du tissage mandjak. Ce qui est aussi important à dire c’est que l’idée que le métier à tisser serait une sorte d’ordinateur qui compute des informations, elle est évidente pour ces tisserands. D’ailleurs pour reproduire un motif d’un tissage existant, on prend le dit-tissage ou une bonne photo de celui ci et on le lit. Toutes les informations dont on a besoin pour le reproduire sont là, visibles à l’œil nu.

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