Jing YANG
Nulle part, un paysage

Le plan s’ouvre, fixe, noir et blanc. Des sons de pas, d’abord, dans un brouillard enveloppant, une brume matinale et vaporeuse. Un homme marche.
On le voit de dos. Il avance entre deux arbres. Il s’enfonce progressivement dans le paysage gris. En off, on entend la voix d’une femme, une langue étrangère : « le souffle des arbres / le son de l’orage ». Le personnage disparaît.
Reste, dans l’herbe fraiche, le sillon léger que sa marche a tracé. Voici le début du film Clair de lune, Le paysage tout entier ne se trouve nulle part (2022), un récit sensible tissé d’impressions et de souvenirs, l’histoire de plusieurs solitudes qui se frôlent et se rencontrent.
En off, toujours, la voix d’une femme se mêle à celle d’un homme, et tous deux parlent d’une île, d’un territoire fort lointain dont il ne sera peut-être pas possible de sortir, et de l’épaisseur immense du temps.
Le travail de Jing Yang est habité par l’écriture, qu’il prenne une forme filmique, installatoire ou dessinée.
Et chez elle, l’écriture est le fruit du voyage, du déplacement, de la marche ou de la traversée géographique du monde — de la Chine à l’Australie, en passant par le Japon, Taiwan, et la France.
Le voyage n’est jamais une fuite, mais plutôt une disposition, une invitation à l’altération continue de soi.
C’est alors que le voyage rejoint la lecture. Il y a une mise en mouvement de soi — peut-être une mise en danger — dans l’acte même de lire et de mettre son corps dans les pages de Jorge Luis Borges ou de Fernando Pessoa, auteurs-sources de l’artiste, dont les livres peuvent même devenir matière première des œuvres. Le livre est intranquille. Parfois il prend feu. D’autres fois, ses pages s’évanouissent dans la mémoire comme du sable. Mais les mains attrapent le livre, s’emparent de son noyau énergétique pour s’en nourrir jusqu’à l’épuisement. Car lire c’est aussi agir, c’est-à-dire, comme le disait récemment Godard : « penser avec les mains ».
C’est ainsi que la série La Forêt négative (2022-2024) est née, suite à la lecture du Roi des arbres de l’écrivain chinois Zhong Acheng, relatant le massacre d’une forêt, une vaste opération de déboisement à tout crin menée au Yunnan sous la Révolution Culturelle, puis la mise à feu des arbres coupés, en un gigantesque incendie. Que pouvons-nous faire face à un tel feu, se demande la jeune-femme ?
Dessiner est sa réponse, au fusain et à l’encre noire, sur de très grands formats. Tenter de redonner une respiration aux arbres.
Magnifier les cendres en une forêt impossible. Relancer la flamme pour que la vie du paysage puisse persister.
Léa Bismuth est critique d’art et commissaire d’exposition. Elle enseigne l’esthétique et l’art contemporain à l’université d’Amiens.